mercredi 26 février 2014

LE RETOUR


Je m’arrête sur la dernière marche de l’escalier, hésitante, laissant mon regard me précéder dans la bibliothèque. L’endroit n’a pas changé; la vaste pièce est tellement encombrée de meubles et d’objets hétéroclites qu’elle semble se contracter. Son chaos baigne paisiblement dans la lumière diffuse de l’aurore, rougie par les rideaux vermeils qui encadrent la grande fenêtre. De fines particules de poussière dorée y dansent un ballet silencieux.
Ma main glisse sur le cadre pivotant de la peinture à deux faces qui empêche la bibliothèque de s’ouvrir sur le rez-de-chaussée. L’œuvre de Mill est simple, un modèle d’abstraction, un agencement de lignes noires, bleues et blanches sur fond gris. Je ne vois pas son verso, mais l’image est là, à portée de mémoire. Mill y a organisé un festival de blanc : fond mat, formes géométriques luisantes, lignes texturées… que du blanc. La toile a souvent servi d’écran aux interminables projections de diapositives, qui, je le sais, engorgent une armoire que je ne peux qu’entrevoir.
Des étagères de bois clair où s’entasse une multitude de livres habillés de cuir fin tapissent le mur de la fenêtre et son voisin. L’ordre alphabétique et les diverses collections bousculent les genres, les langues et les auteurs. Le traité de philosophie obscure côtoie ainsi, avec désarroi, le roman d’amour sublime et la saga d’héroïsme belliqueux. Ces grands écrivains, Hugo, Stendhal, Homère, De Nouy, Perrault, se sont souvent chamaillés, dans mon imagination de petite fille, pour attirer mon attention.
Les reliures brunes alternent avec les rouges, les bleues et même les vertes. Les fines écritures dorées qui les ornent leur donnent un point de ralliement face à l’assaut des bibelots gênants qui envahissent leur espace sacré. Ceux-ci, souvenirs de voyage ou daguerréotypes encadrés d’une autre époque, détournent trop souvent l’attention du lecteur peu motivé. Ils enragent aussi la bonne, alliée des livres sans les avoir lus. Armée de son plumeau, elle essaie d’en casser au moins un par semaine. Mais Papa adore les puzzles et il possède une grande réserve de tubes de crazy-glue.
Adossée sur le dernier mur, une immense armoire de verre, antiquité d’un autre siècle, protège les ouvrages plus précieux. Sa fine armature de bois, sombre, presque chocolat, luit richement. Ses vitres ambrées par l’âge miroitent les rayons du soleil. Les ombres diverses exposent ses charges : des incunables chéris, jamais ouverts, dorlotés, ainsi que des premières éditions qui cachent en leur cœur la signature de leur géniteur.
La lutte entre livres et objets divers se perpétue jusque sur le sol, accueillie avec indulgence par le tapis persan. Couché sur le sol gris, bigarré de rouge et de noir, ce dernier facilite les opérations de camouflage de certaines éditions anciennes. Il porte fièrement les marques d’usure qui prouvent le statut privilégié de la pièce, et conserve sa dignité malgré l’occasionnelle traînerie incongrue qui gâche sa beauté.
Disséminées au hasard, quatre tables croulent sous un désordre, probablement logique, de bouquins, photos, papiers et journaux. Deux d’entre elles forment une paire. Construites de bois clair et de fer forgé, creuses comme des coffres, elles accommodent des montagnes d’albums et de livres aux dimensions embarrassantes, impossibles à atteindre sans excavation. Les deux autres, sur un modèle plus conventionnel, sont nappées d’un jaune criard, ajout récent d’un homme parfois daltonien, transformant ainsi les amoncellements épars en soulagement visuel.
Des fauteuils disparates montent la garde aux trois coins. Un seul se fond dans le décor; possédant la même armature de bois et de fer forgé que les tables, il marie le rouge de ses coussins avec celui du tapis et des rideaux. Les deux autres ont dû être abandonnés là par une fée des horreurs. Modernes et laids, à l’usage ils se révèlent, paraît-il, très confortables.
Le plus massif, et le mieux éclairé, me tourne le dos. Au faîte de son dossier trône la couronne blanche des cheveux ébouriffés du roi de cet univers, mon Papa. L’odeur de son thé refroidissant se mélange à celle de vieux cuir et de papier qui embaume la pièce… Son odeur.

Le sursaut de joie qui m’étouffe se teinte d'appréhension. Si la bibliothèque n’a pas changé, moi, en revanche, je ne suis plus tout à fait la même.
Oh, les premiers moments seront agréables, comme toujours. Je me pencherai pour l’embrasser et le tenir dans mes bras, larme à l’œil à cause de sa maigreur à chaque fois plus accentuée. Puis il se gonflera de fierté, se félicitant que sa fille soit partie si loin faire de l’aide humanitaire, et me demandera des détails sur mon expérience. Détails que son cerveau fébrile emmagasinera pour ses rêveries et nos discussions futures.
Mais petit à petit, des reproches feront leur apparition. Je n’ai pas beaucoup écrit. Oui, oui, j’ai téléphoné, mais cela ne compte pas. Papa dédaigne le téléphone, il me raccroche au nez quand la conversation a le culot de durer plus de deux minutes.
Peut-être la question de mes dépenses sera-t-elle mise sur le tapis. Après tout, partir à l’aventure, Papa l’a fait souvent. Il n’y a que les dépenses de la Femme qu’il accepte sans broncher (il n’y comprend rien et ne veut surtout pas s’en mêler). Le reste est toujours trop cher.
Et, comble de malheur, j’ai pris du poids. Combien de temps avant qu’il ne s’en aperçoive ? Ou, plus précisément, combien de temps va-t-il pouvoir se retenir d’en parler ? J’aurai beau lui expliquer que je n’ai pas trouvé d’endroit pour danser, que la nourriture du Paraguay est lourde, que mes collègues, elles, n’ont pas pris cinq kilos mais plutôt dix, il balaiera tout cela de sa main effilée de plasticien. Si au moins j’avais arrêté de fumer.
Ainsi ses inquiétudes plus profondes se pointeront le bout du nez. Qu’est-ce que je fais de ma santé ? Comment puis-je oublier le cancer de ma mère ? Est-ce que de travailler avec des enfants ne m’a pas donné le goût d’en avoir ? Mais pour cela il faut bien sûr que je me trouve un mari…

Je tergiverse depuis déjà trop longtemps. Je prends une grande inspiration. Tout à coup, la pièce devient sombre. Un nuage, un arbre poussé par le vent ?
La tache de blanc au-dessus du fauteuil a disparu. Ce n’était qu’un reflet. Ma mémoire olfactive a inventé l’odeur du thé.
Papa n’est plus là pour m’accueillir. Pendant mon périple, il s’est éteint. J’ai manqué son dernier adieu. Ma tante m’avait averti, mais lui m’avait rassurée. Mes remords se disputent avec mon impression qu’il ne voulait pas que je le regarde mourir. Que jusqu’à la fin, il a refusé de me voir pleurer.
Aujourd’hui, nous vendons la maison où se trouve la bibliothèque. Si il y a un lieu que mon Papa voudrait hanter… Il n’aimait rien plus que de s’y asseoir et lire ses philosophes incompréhensibles. Pas trop dérangeant comme fantôme.
Peut-être qu’aux nouveaux occupants, comme à moi, il donnera le goût de la lecture, des voyages, du savoir, et de la beauté.

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