Je m’arrête sur la dernière marche de l’escalier, hésitante, laissant mon
regard me précéder dans la bibliothèque. L’endroit n’a pas changé; la vaste
pièce est tellement encombrée de meubles et d’objets hétéroclites qu’elle
semble se contracter. Son chaos baigne paisiblement dans la lumière diffuse de
l’aurore, rougie par les rideaux vermeils qui encadrent la grande fenêtre. De
fines particules de poussière dorée y dansent un ballet silencieux.
Ma main glisse sur le cadre pivotant de la peinture à deux faces qui
empêche la bibliothèque de s’ouvrir sur le rez-de-chaussée. L’œuvre de Mill est
simple, un modèle d’abstraction, un agencement de lignes noires, bleues et
blanches sur fond gris. Je ne vois pas son verso, mais l’image est là, à portée
de mémoire. Mill y a organisé un festival de blanc : fond mat, formes
géométriques luisantes, lignes texturées… que du blanc. La toile a souvent
servi d’écran aux interminables projections de diapositives, qui, je le sais,
engorgent une armoire que je ne peux qu’entrevoir.
Des étagères de bois clair où s’entasse une multitude de livres habillés
de cuir fin tapissent le mur de la fenêtre et son voisin. L’ordre alphabétique
et les diverses collections bousculent les genres, les langues et les auteurs.
Le traité de philosophie obscure côtoie ainsi, avec désarroi, le roman d’amour
sublime et la saga d’héroïsme belliqueux. Ces grands écrivains, Hugo, Stendhal,
Homère, De Nouy, Perrault, se sont souvent chamaillés, dans mon imagination de
petite fille, pour attirer mon attention.
Les reliures brunes alternent avec les rouges, les bleues et même les
vertes. Les fines écritures dorées qui les ornent leur donnent un point de
ralliement face à l’assaut des bibelots gênants qui envahissent leur espace
sacré. Ceux-ci, souvenirs de voyage ou daguerréotypes encadrés d’une autre
époque, détournent trop souvent l’attention du lecteur peu motivé. Ils enragent
aussi la bonne, alliée des livres sans les avoir lus. Armée de son plumeau,
elle essaie d’en casser au moins un par semaine. Mais Papa adore les puzzles et
il possède une grande réserve de tubes de crazy-glue.
Adossée sur le dernier mur, une immense armoire de verre, antiquité d’un
autre siècle, protège les ouvrages plus précieux. Sa fine armature de bois,
sombre, presque chocolat, luit richement. Ses vitres ambrées par l’âge
miroitent les rayons du soleil. Les ombres diverses exposent ses charges :
des incunables chéris, jamais ouverts, dorlotés, ainsi que des premières
éditions qui cachent en leur cœur la signature de leur géniteur.
La lutte entre livres et objets divers se perpétue jusque sur le sol,
accueillie avec indulgence par le tapis persan. Couché sur le sol gris, bigarré
de rouge et de noir, ce dernier facilite les opérations de camouflage de
certaines éditions anciennes. Il porte fièrement les marques d’usure qui
prouvent le statut privilégié de la pièce, et conserve sa dignité malgré
l’occasionnelle traînerie incongrue qui gâche sa beauté.
Disséminées au hasard, quatre tables croulent sous un désordre, probablement
logique, de bouquins, photos, papiers et journaux. Deux d’entre elles forment
une paire. Construites de bois clair et de fer forgé, creuses comme des
coffres, elles accommodent des montagnes d’albums et de livres aux dimensions
embarrassantes, impossibles à atteindre sans excavation. Les deux autres, sur
un modèle plus conventionnel, sont nappées d’un jaune criard, ajout récent d’un
homme parfois daltonien, transformant ainsi les amoncellements épars en
soulagement visuel.
Des fauteuils disparates montent la garde aux trois coins. Un seul se
fond dans le décor; possédant la même armature de bois et de fer forgé que les
tables, il marie le rouge de ses coussins avec celui du tapis et des rideaux.
Les deux autres ont dû être abandonnés là par une fée des horreurs. Modernes et
laids, à l’usage ils se révèlent, paraît-il, très confortables.
Le plus massif, et le mieux éclairé, me tourne le dos. Au faîte de son
dossier trône la couronne blanche des cheveux ébouriffés du roi de cet univers,
mon Papa. L’odeur de son thé refroidissant se mélange à celle de vieux cuir et
de papier qui embaume la pièce… Son odeur.
Le sursaut de joie qui m’étouffe se teinte d'appréhension. Si la
bibliothèque n’a pas changé, moi, en revanche, je ne suis plus tout à fait la
même.
Oh, les premiers moments seront agréables, comme toujours. Je me
pencherai pour l’embrasser et le tenir dans mes bras, larme à l’œil à cause de
sa maigreur à chaque fois plus accentuée. Puis il se gonflera de fierté, se
félicitant que sa fille soit partie si loin faire de l’aide humanitaire, et me
demandera des détails sur mon expérience. Détails que son cerveau fébrile
emmagasinera pour ses rêveries et nos discussions futures.
Mais petit à petit, des reproches feront leur apparition. Je n’ai pas
beaucoup écrit. Oui, oui, j’ai téléphoné, mais cela ne compte pas. Papa
dédaigne le téléphone, il me raccroche au nez quand la conversation a le culot
de durer plus de deux minutes.
Peut-être la question de mes dépenses sera-t-elle mise sur le tapis.
Après tout, partir à l’aventure, Papa l’a fait souvent. Il n’y a que les
dépenses de la Femme qu’il accepte sans broncher (il n’y comprend rien et ne
veut surtout pas s’en mêler). Le reste est toujours trop cher.
Et, comble de malheur, j’ai pris du poids. Combien de temps avant qu’il
ne s’en aperçoive ? Ou, plus précisément, combien de temps va-t-il pouvoir
se retenir d’en parler ? J’aurai beau lui expliquer que je n’ai pas trouvé
d’endroit pour danser, que la nourriture du Paraguay est lourde, que mes
collègues, elles, n’ont pas pris cinq kilos mais plutôt dix, il balaiera tout
cela de sa main effilée de plasticien. Si au moins j’avais arrêté de fumer.
Ainsi ses inquiétudes plus profondes se pointeront le bout du nez.
Qu’est-ce que je fais de ma santé ? Comment puis-je oublier le cancer de
ma mère ? Est-ce que de travailler avec des enfants ne m’a pas donné le
goût d’en avoir ? Mais pour cela il faut bien sûr que je me trouve un
mari…
Je tergiverse depuis déjà trop longtemps. Je prends une grande
inspiration. Tout à coup, la pièce devient sombre. Un nuage, un arbre poussé
par le vent ?
La tache de blanc au-dessus du fauteuil a disparu. Ce n’était qu’un
reflet. Ma mémoire olfactive a inventé l’odeur du thé.
Papa n’est plus là pour m’accueillir. Pendant mon périple, il s’est éteint.
J’ai manqué son dernier adieu. Ma tante m’avait averti, mais lui m’avait
rassurée. Mes remords se disputent avec mon impression qu’il ne voulait pas que
je le regarde mourir. Que jusqu’à la fin, il a refusé de me voir pleurer.
Aujourd’hui, nous vendons la maison où se trouve la bibliothèque. Si il y
a un lieu que mon Papa voudrait hanter… Il n’aimait rien plus que de s’y
asseoir et lire ses philosophes incompréhensibles. Pas trop dérangeant comme
fantôme.
Peut-être qu’aux nouveaux occupants, comme à moi, il donnera le goût de
la lecture, des voyages, du savoir, et de la beauté.