samedi 19 janvier 2013

LE CERF-VOLANT

Lettre fictive d’un petit garçon (hommage à Goscinny et à Trotsky)


Mexico, 16 juin 1940
Mama querida,
J’espère que vous allez bien, papa et toi. Moi, j’ai des nouvelles formidables ! Aujourd’hui, j’ai rencontré votre héros !
La lettre, c’est l’idée de M. Bedeau, mon professeur de français (incroyable : venir jusqu’à l’École Nationale de Musique et apprendre une langue que je parle déjà). Il a su que tu es française et il a décidé que ce serait un bon exercice. Tu vas devoir traduire pour papa.
Sérieusement, on l’aime bien M. Bedeau. C’est pour ça qu’on l’écoute et qu’on l’appelle M. Bedon que quand il n’est pas là (il a un gros ventre épatant, tout rebondi, qui gigote quand on le fait rigoler).
Bon, ce matin il faisait un soleil terrible alors j’ai décidé d’aller à la Fragata (un parc à côté de l’école, dans le Coyoacan) pour essayer le cerf-volant que vous m’avez envoyé. Gracias, es maravilloso.
C’était génial ! Le cerf-volant, il est monté si haut qu’on aurait cru que c’était un petit avion rouge. Mais là, Fernando, qui m’avait suivi, a voulu essayer (Fernando, tu le connais, c’est le petit doué de huit ans). Moi, j’ai refusé, mais il a commencé à pleurer et à se rouler par terre.
Alors j’ai descendu le cerf-volant et je lui ai donné la pelote. Il a arrêté de pleurer tout net, il était si content.
Là, pas de chance, le point rouge s’est mis à chuter, puis il s’est écrasé un peu plus loin. Je lui aurait bien donné un coup de poing sur le nez, à Fernando (c’est vrai quoi, il fait toujours le guignol), mais il est petit et ça cause des histoires. De toute façon, il s’est sauvé.
J’ai couru chercher mon cerf-volant. Un vieux monsieur l’avait ramassé et l’examinait pensivement. C’est mon cerf-volant, que je lui ai dit. On s’est regardé un instant. Il était habillé comme un ouvrier et portait des petites lunettes rondes sur son visage triangulaire. Ses cheveux, sa barbichette et sa moustache étaient presque blancs, mais sinon c’était l’homme de la photo que Papa a dans son bureau. Trotski !
J’ai murmuré son nom et là, il m’a semblé… no sé como decirlo, enojado ? Puis il a secoué la tête en faisant un petit geste à un grand costaud en lunettes noires assis sur le banc à côté, et il m’a souri.
Bonjour petit, il a commencé, seulement je l’ai coupé (je sais, je n’aurais pas dû, ce n’est pas poli) et je lui ai dit que j’avais treize ans, non mais sans blague, et que ça faisait au moins six ans que je n’étais plus petit.
Son sourire s’est agrandi et dans un espagnol un peu bizarre, il m’a dit qu’il fallait faire attention aux cerfs-volants, surtout quand on en a un si beau, et que le mien, il était cassé. J’avais une boule dans la gorge, mais je lui ai expliqué le coup de Fernando.
Alors il a dit que j’étais un jeune homme formidable, que les plus grands doivent toujours être généreux avec les plus petits. J’ai répondu, peut-être, mais c’est pas toujours chouette, surtout quand ils nous cassent nos trucs.
Il a éclaté de rire et il s’est assis sur le banc du gros monsieur en complet. Ça n’a pas eu l’air de lui faire plaisir, au gros, qui a grogné. Il doit être américain. Là, M. Trotski a sorti un tube de colle de sa poche et il m’a dit qu’on allait le réparer mon cerf-volant. Moi j’étais tout étonné, c’est vrai que je n’en vois pas souvent, des grands qui se promènent avec des tubes de colle.
Il a dû deviner pourquoi je le fixais comme ça, parce que, pendant qu’il recollait la branche, il m’a expliqué qu’il cassait souvent ses lunettes et que, comme il n’était pas riche, il devait les réparer lui-même. Moi j’ai tout de suite compris. Il y a un type comme ça à l’école, il a toujours du ruban adhésif sur les siennes.
Enfin, la langue tirée, il a assemblé les morceaux, puis il m’a montré comment les tenir bien fort pour que la colle prenne. Je me suis assis à côté de lui et là, le gorille moustachu a dit un gros mot et il s’est levé. Mais il est resté tout près. 
Alors M. Trotski m’a demandé comment je l’avais reconnu. Je lui ai expliqué pour la photo, que Papa avait travaillé avec Président Cardenas chez nous, au Michoacán, et que toi en France, tu étais souvent allée dans des réunions internationales. Il m’a demandé si je savais ce que c’était que l’internationale et j’ai secoué la tête. Là, il a fait un petit discours, un peu comme Papa fait parfois, et moi, comme d’habitude, je n’ai pas trop saisi. Quelque chose à propos de la révolution permanente, de l’importance de l’égalité de l’homme et des droits de la masse ouvrière. Et comme toi, il pense que Président Cardenas est sur la bonne voie, mais qu’il va trop doucement.
Après, il est devenu songeur. Moi je lui ai demandé à quoi il réfléchissait comme ça et il m’a répondu qu’il était fatigué de se battre, qu’il n’était pas sûr que ça valait la peine si c’était toujours la bureaucratie qui gagnait. Il a soupiré, puis il a murmuré, comme s’il aurait aimé le crier : « que glotona que la burocracia »
Moi je ne comprenais plus et il l’a compris. Il m’a ébouriffé les cheveux en m’assurant qu’un jour je comprendrais. Qu’un jour peut-être, sa révolution triompherait du monstre bureaucratique et que les hommes vivraient dans l’égalité.
J’ai réfléchi une seconde, puis j’ai voulu aller faire voler mon cerf-volant. Il m’a empêché, il paraît que c’est mieux de laisser la colle durcir quelques heures. Ce qui était dommage parce que dimanche après-midi, c’est la pratique de piano. Il était intéressé alors je lui ai parlé de l’école spéciale et que tu étais bien triste de me voir partir de la maison et que moi aussi je m’ennuyais drôlement. Après, je lui ai raconté ton anecdote, tu sais, celle où tu as failli le rencontrer en Norvège mais que tu as loupé ton autobus ?
Il a rigolé puis il a regretté de ne pas connaître une maman aussi gentille. Ses yeux sont devenus tristes et il m’a dit qu’il y a bien longtemps il connaissait un autre petit garçon qui avait lui aussi une très chouette maman et que je lui ressemblais un peu.
Là, le costaud à lunettes lui a chuchoté quelque chose à propos d’un certain Diego.
M. Trotski a fait oui avec sa tête, puis il m’a recommandé d’attendre à demain pour faire voler mon cerf-volant. Moi j’étais rudement déçu, demain, c’est lundi et vendredi on part pour les vacances. C’est que j’aurais bien aimé qu’il soit là pour le voir voler, mon cerf-volant qu’il avait sauvé.
Il m’a dit que les vacances, c’était le meilleur moment pour faire voler un cerf-volant, mais que lui aussi il était un peu peiné de ne pas voir le résultat de sa chirurgie. Alors il m’a donné rendez-vous, le 8 septembre, sur le même banc. Il m’a promis d’amener son cerf-volant à lui et qu’il me le ferait essayer. J’ai bien hâte, c’est un copain terrible, M. Trotski.
Te abraso Mama, y Papa también,
Tu hijo
Nico

Note de l’historien : Nico n’a jamais revu Trotski. Le grand homme fut assassiné le 21 août, moins de trois semaines avant leur rendez-vous.
Depuis, à chaque année, le 8 septembre, Nico se rend à Mexico dans le quartier de Coyoacan et fait voler un cerf-volant rouge au-dessus de la Fragata.